CHAPITRE VINGT ET UN
J’avais à peine touché la porte que Darius l’ouvrit en grand. Il me lança un regard perçant, et je me demandai ce qu’il avait saisi de ma « conversation » avec Stark.
« Rien, j’espère… »
— Damien et les Jumelles sont là, dit-il en me faisant signe de le suivre dans la salle commune.
— Il faut d’abord que je t’emprunte ton portable.
Il me tendit son téléphone sans un mot et me laissa.
Je composai le numéro de Lucie en retenant mon souffle. Quand elle répondit, on aurait dit qu’elle parlait dans une boîte de conserve, mais j’arrivais à la comprendre.
— Hé, c’est moi.
— Zœy ! Je suis contente d’entendre ta voix ! Tu vas bien ?
— Oui, je vais mieux.
— Ouais ! Alors, que…
— Je te raconterai plus tard. Là, tout de suite, fais ce que je t’ai demandé.
Il y eut un silence.
— Tu es sûre que c’est nécessaire ?
— Oui. On vous espionne dans les souterrains. Vous n’êtes pas seuls.
Je m’attendais qu’elle pousse un cri ou se mette à paniquer, mais elle dit juste :
— D’accord. Continue.
— Il y a de grandes chances pour que les oiseaux vous attaquent ; alors, soyez très prudents.
— Ne t’en fais pas pour ça, Zœy. Après ton départ, je suis partie en reconnaissance. Je sais par où faire sortir tout le monde sans qu’on soit repérés.
— Appelle d’abord sœur Marie Angela pour la prévenir de votre arrivée. Je vous rejoins dès que je peux. Ne révèle votre destination aux novices rouges qu’au tout dernier moment, compris ?
— Oui.
— Super. Embrasse Grand-mère pour moi.
— Promis ! Et je demanderai aux autres de ne pas lui parler de ton accident. Pas la peine de l’angoisser.
— Merci. Heath va bien ?
— Nickel. Je t’ai dit de ne pas te faire de mouron. Tes deux petits amis vont bien.
Je soupirai.
— Tant mieux, je suis soulagée. Oh, Aphrodite aussi va bien, ajoutai-je, un peu gênée.
Peut-être voulait-elle avoir des nouvelles de l’humaine avec laquelle elle avait imprimé…
Elle partit d’un rire joyeux.
— S’il lui était arrivé quelque chose, je l’aurais su à l’instant même. C’est bizarre, mais c’est comme ça.
— Euh… cool. Bon, il faut que j’y aille. Préparez-vous !
— Tu veux que j’évacue tout le monde ce soir ?
— Immédiatement.
— OK. A bientôt, Zœy.
— S’il te plaît, sois très prudente, demandai-je de nouveau.
— Pas de souci ! J’ai plus d’un tour dans mon sac.
— Tu en auras bien besoin. A plus !
Je raccrochai, un peu rassurée. Je n’avais plus qu’à espérer que les ombres mystérieuses qui hantaient les souterrains auraient plus de mal à prospérer au sous-sol d’une abbaye remplie de bénédictines, et que les novices rouges et Lucie ne se feraient pas capturer en route par les Corbeaux Moqueurs. Si, de notre côté, nous trouvions un moyen d’échapper à Kalona et à Neferet, j’allais soumettre mon amie à un interrogatoire en règle. J’avais le sentiment qu’elle en savait beaucoup plus qu’elle ne voulait l’admettre…
J’entrai dans la salle commune, d’ordinaire bondée et pleine de vie, où il régnait un calme surnaturel. Les rares élèves présents, blottis les uns contre les autres, parlaient tout bas.
D’accord, le câble ne fonctionnait plus à cause du mauvais temps, mais il y avait d’énormes générateurs de secours à la Maison de la Nuit. Ils auraient au moins pu passer des DVD !
Je regardai vers le petit coin où mes amis et moi aimions nous retrouver. Ouf ! Damien et les Jumelles étaient là, agglutinés autour de Becca. Je crus qu’ils
tentaient de la réconforter pour qu’elle ne pleure plus. Or ce que j’entendis me cloua sur place.
— Laissez-moi, je vais bien ! insistait-elle d’une voix non plus tremblante et effrayée, mais franchement agacée. Ce n’est pas grave.
— Pas grave ? s’écria Shaunee. Bien sûr que c’est grave !
— Ce mec t’a agressée, enchérit Erin.
— Mais non, pas du tout. On ne faisait que s’amuser. Et puis il est tellement sexy…
— Tu m’étonnes ! persifla Erin. C’est connu, les violeurs sont sexy en diable !
Becca plissa les yeux, ce qui lui donna un air froid et méchant.
— Stark est canon ! Tu es jalouse parce qu’il ne s’intéresse pas à toi, c’est tout.
— Tu veux dire, parce qu’il ne me harcèle pas ? Pourquoi tu lui cherches des excuses ?
— Tu débloques, Becca ! lança Shaunee. Aucun garçon n’a le droit de…
— Laissez-la, intervint Damien. Elle a raison, Stark est canon.
Devant le regard choqué des Jumelles, il se hâta de continuer.
— Si Becca dit qu’ils ne faisaient que s’amuser, de quel droit nous la jugerions ?
— Que se passe-t-il ? demandai-je. Est-ce que ça va, Becca ?
Elle se leva en jetant un regard glacial aux Jumelles.
— Parfaitement bien. Enfin, non, à vrai dire, je meurs de faim, alors je vais aller me prendre quelque chose à manger. Désolée de vous avoir causé du tracas, à tous les deux. A plus tard !
Sur ce, elle s’éloigna au pas de course.
— Quelqu’un pourrait m’expliquer ? fis-je, interdite.
— C’est la même chose que dans tout ce satané…, commença Erin.
— A l’étage ! la coupa Darius.
A mon grand étonnement, mes amis lui obéirent sans protester. Nous montâmes l’escalier en file indienne, ignorant les regards curieux des autres novices.
— Aphrodite est dans sa chambre ? se renseigna Darius.
— Oui, répondit Shaunee. Elle a dit qu’elle était fatiguée.
— Elle ne sera pas contente quand elle verra que tu as amoché ton joli minois.
— Oui, à ce propos, si tu as besoin de réconfort quand elle aura déversé sur toi toute sa cruauté, je serai là, susurra Shaunee en battant des paupières.
— Moi aussi ! affirma Erin d’un ton aguicheur.
Darius rit de bon cœur.
— Je garderai ça à l’esprit !
Je secouai la tête : les Jumelles jouaient avec le feu… Il ne fallait pas qu’elles comptent sur moi pour les protéger d’Aphrodite si celle-ci découvrait qu’elles avaient flirté avec son homme.
Nous venions de passer devant ma chambre quand la porte s’ouvrit.
— Je suis là ! nous appela Aphrodite.
Nous la suivîmes à l’intérieur.
— Aphrodite, qu’est-ce que tu fais dans ma…
— Oh, ma déesse ! Qu’est-ce qui est arrivé à ton visage ?
Oubliant tout le reste, Aphrodite se jeta sur Darius et fixa la longue cicatrice qui barrait son visage.
— Bon sang, c’est horrible ! Ça te fait très mal ?
Elle retroussa sa manche, exposant la marque des dents de Lucie.
— Tu veux me mordre ? Vas-y si ça peut t’aider. Ça ne me dérange pas.
— Je vais bien, ma beauté, lui assura Darius en lui prenant les mains. Ce n’est qu’une égratignure.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Au bord des larmes, elle l’entraîna jusqu’au lit qui appartenait autrefois à Lucie.
— Tout va bien, répéta-t-il, ne t’inquiète pas.
Il l’attira sur ses genoux et la serra contre lui. Je perdis ensuite le fil de leur conversation, car…
— Cameron ! s’écria Damien en s’asseyant par terre pour caresser son chat tigré. Tu es là ! Je me suis fait tellement de souci pour toi.
— Belzébuth, où diable étais-tu passé ? demanda Shaunee à sa créature démoniaque.
— On se disait que tu devais persécuter Maléfique, et en effet, tu es là, et elle aussi, enchaîna Erin.
— Attendez un moment ! lançai-je. Qu’est-ce qu’ils font tous là ?
Avec Nala, blottie sur mon lit, ils étaient huit !
— C’est la raison de ma présence, répondit Aphrodite. Maléfique se comportait de manière très étrange : elle n’arrêtait pas d’entrer et de sortir par sa chatière en
poussant des miaulements insistants. J’ai fini par la suivre, et elle ma conduite jusqu’à ta chambre, où je les ai trouvés. Puis je vous ai entendus. J’ai tout entendu, précisa-t-elle à l’intention des Jumelles, et ne croyez pas un seul instant que mon humanité va m’empêcher de vous botter les fesses !
— Mais pourquoi se sont-ils réunis là ? demandai-je pour changer de sujet et éviter que les Jumelles lui déclarent la guerre.
— Hé, Nefertiti, viens ici ! appela Darius.
Une femelle écaille-de-tortue sauta sur le lit et s’enroula autour de sa jambe.
— Ce sont nos chats, m’éclaira Damien. Tu te souviens, quand nous nous sommes échappés, hier, ils nous attendaient de l’autre côté du mur d’enceinte. Doit-on en déduire que le départ est imminent ?
— Je l’espère. Sauf qu’il y a un problème : nos chats sont là, d’accord, mais ce gros, là, et le petit couleur crème qui ne le quitte pas d’une semelle, ils sont à qui ?
— Le gros, c’est celui de Dragon Lankford, Gripoil. C’est un Maine Coon.
Dragon Lankford, que tout le monde surnommait Dragon, était notre talentueux maître d’armes. Rien d’étonnant à ce que Damien, très doué en escrime, reconnaisse son chat.
— Hé, dit Erin, je crois que l’autre appartient au professeur Anastasia. Elle s’appelle Guenièvre.
— Tu as raison, Jumelle ! Elle traîne toujours autour de la classe de Charmes et Rituels.
— Et celui-là ? fis-je en désignant le dernier, un siamois qui me paraissait familier.
Il avait le pelage blanc argenté, à part sur les oreilles et le museau, d’un gris délicat.
Je répondis moi-même à ma question.
— C’est le chat de Mme Lenobia ! Je ne connais pas son nom, mais je l’ai souvent vu dans l’écurie.
— Je récapitule, dit Darius : tous nos chats, plus ceux de Dragon, de sa femme et de Mme Lenobia, ont soudain décidé de se donner rendez-vous dans la chambre de Zœy.
— Pourquoi ? s’étonna Erin.
— En avez-vous aperçu d’autres aujourd’hui ? voulusse savoir.
— Non, répondirent les Jumelles et Damien.
— Pas un seul, confirma Aphrodite.
— Nous-mêmes, on n’en a vu aucun entre l’infirmerie et le dortoir, me rappela Darius.
— Tu avais raison, c’est un mauvais signe !
— Pourquoi tous les autres auraient-ils disparu ? réfléchit à haute voix Damien.
— Ils détestent les hommes-oiseaux. Quand Nala est avec moi et que l’un d’eux apparaît, elle pète les plombs.
— Il doit y avoir une autre raison, intervint Aphrodite. Sinon, ceux-là se seraient cachés, eux aussi.
— C’est peut-être ça, l’explication, dit Damien. Ces chats-là sont particuliers.
— Euh, je ne voudrais pas passer pour quelqu’un sans cœur – quoi que… – mais si on oubliait ces satanés animaux pendant une seconde ? Je veux savoir qui a fait ça à mon homme.
— Kalona, répondis-je à la place de Darius, trop occupé à sourire bêtement, à l’évidence touché par le titre qu’Aphrodite venait de lui accorder.
— C’est bien ce que je craignais, fît Damien. Comment est-ce arrivé ?
— Darius a attaqué Rephaim, son fils préféré, et ça ne lui a pas plu. Il a interdit à Stark de le tuer, mais il lui a laissé cette balafre en souvenir.
— Encore lui ! s’exclama Shaunee.
— C’est une vraie plaie, déclara Erin. Lui et ces saletés d’hommes-oiseaux font tout ce qu’ils veulent !
— Et personne ne réagit, termina Shaunee.
— Oui, on n’a qu’à voir l’histoire avec Becca, approuva Damien.
— Tiens, en parlant de ça, rebondit Shaunee. Qu’est-ce qui t’a pris d’aller dans le sens de cette bimbo ? « Oh, pas de quoi en faire un plat, Stark est tellllement canon ! » C’était révoltant !
— Vous ne seriez arrivées à rien avec elle. Elle est de leur côté. Kalona fait la loi ici, et tout le monde lui obéit.
— C’est encore pire que ça, intervint Aphrodite, qui s’était reprise. On dirait qu’il leur a jeté un sort, dont bénéficient également Stark et les oiseaux.
— C’est la raison pour laquelle j’ai fait semblant de défendre Becca, reprit Damien. Mieux vaut ne pas attirer l’attention si nous sommes les seuls à ne pas faire partie du fan club de Kalona.
— Et de Neferet, précisa Aphrodite, ne l’oublions pas.
— Je ne pense pas qu’il l’ait envoûtée, elle, expliquai-je. J’ai surpris une conversation entre eux. Elle s’est opposée à lui, il est monté sur ses grands chevaux, et elle a fait mine de céder, mais à mon avis elle a simplement changé de tactique. Elle le manipule, et je n’arrive pas à savoir s’il en a conscience. Oh, et elle se transforme, aussi.
— Elle se transforme ? répéta Damien. Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Son pouvoir est plus grand qu’autrefois, répondit Darius.
Je hochai la tête.
— Comme si une manette avait été actionnée en elle, libérant une force inconnue.
— Une force sombre, enchaîna Aphrodite, qui ne prend plus sa source en Nyx. Bien sûr, elle exploite toujours les talents que notre déesse lui a donnés, mais pas seulement. Vous ne l’avez pas ressenti quand nous étions dans la salle d’attente ?
Il y eut un long silence.
— Je pense que nous étions trop occupés à combattre l’attraction que Kalona exerçait sur nous, déclara Damien.
— Et trop terrifiés, ajouta Erin.
— Bon, maintenant que nous le savons, dis-je, nous devons encore plus nous méfier d’elle. Quand ils parlaient, me croyant inconsciente, ils ont évoqué leurs plans pour l’avenir. A mon avis, ils envisagent de renverser le conseil.
— Oh, ma déesse ! s’exclama Aphrodite. Le grand conseil ?
— Je le crains. Je redoute aussi qu’elle n’ait acquis de nouveaux pouvoirs.
— Il faut donc qu’on reste sur nos gardes, conclut Erin.
— Carrément, acquiesça Shaunee.
— Voilà ce dont vous devez toujours vous souvenir, résuma Darius : Neferet est notre ennemie, Kalona est notre ennemi, et la plupart des novices aussi. Et les autres professeurs ? Vous êtes allés en classe aujourd’hui, non ? Comment se comportaient-ils ?
— C’était trop bizarre ! répondit Erin.
— On se serait cru au lycée des bénis-oui-oui.
— Tous les professeurs ont l’air d’avoir succombé à Kalona, expliqua Damien. Il est difficile d’en être sûr à cent pour cent, puisqu’on ne nous a jamais laissés seuls avec eux.
— Comment ça ? m’étonnai-je.
— Les créatures sont partout. Elles passent de classe en classe, et assistent même aux cours.
— Tu plaisantes ? lançai-je, révoltée à l’idée que ces mutants se baladent librement parmi les novices, comme s’ils étaient chez eux.
— Il ne plaisante pas, confirma Aphrodite. Ils ont tout envahi ! C’est comme dans ce vieux film, L’Invasion des profanateurs de sépulture, avec les Corbeaux Moqueurs dans le rôle de ces saletés d’extraterrestres. Vous vous en souvenez ? En apparence, les braves gens n’ont pas changé, mais ils sont fichus.
— Et les Fils d’Érebus ? voulut savoir Darius. Qui soutiennent-ils ? Je n’en ai pas vu un seul, à part Aristos, dit Damien. Et vous ?
Les Jumelles ont fait non de la tête.
— Mauvais signe…
Je me frottai le front, en proie à un épuisement extrême. Qu’allions-nous devenir ? Qui était de notre côté ? Et comment ferions-nous pour nous échapper de la Maison de la Nuit ?